Quel souvenir gardez-vous de cette première édition de Lorient-Les Bermudes-Lorient ?

Eugène Riguidel :Je me souviens qu’avec Gilles, un mec merveilleux et un grand coureur, nous avons pas mal dérouillé lors de la traversée aller vers les Bermudes. C’était difficile de monter au près et nous avons beaucoupcassé : les foils, les carénages de bras, la bôme, autant d’avaries qui nous avaient contraints à une escale technique, autorisée, de 13 heures aux Bermudes. On est parvenus à remettre le bateau en pleine forme, nous sommesrepartis en cinquième position et avons réussi à doubler tout le monde petit à petit lors de la traversée retour.Sans vraiment le savoir puisque s’il y avait des balises à bord pour la première fois, elles étaient « aveugles » pour nous !Nous avions fini par arriver cinq minutes devant Eric Tabarly et Marc Pajot à Lorient. Ce fut une course très intense avec des pointes au portant au retour à 20-25 nœuds, on avait réussi à faire face en barrant 24 heures sur 24 parce que nous n’avions plus de pilote. Je me souviens aussi que nous n’avions plus de liaison météo, nous avons navigué au baromètre : dès que la pression montait ou descendait, on s’écartait de l’anticyclone ou on s’en rapprochait pour être en bordure.

Marc Pajot : J’ai d’abord le souvenir de la construction de Paul-Ricard à Cherbourg. C’était un engin très novateur, le fruit d’une conception mixte entre les architectes et des ingénieurs de chez Dassault, un bateau très large, avec un mât-aile, des foils, des petits flotteurs. Comme il avait été mis à l’eau trois semaines avant le départ, notre seul entraînement avec Eric avait été de faire le convoyage entre Cherbourg et Lorient, la préparation avait été minimale et le début de course avait avant tout consisté à découvrir le bateau, l’utilisation des foils… Très vite, le pilote automatique esttombé en panne, du coup, nous avons passé des heures et des heures à la barre, la course en double s’était transformée en un relais de barreurs. Au début, on n’osait pas trop tirer sur le bateau mais peu à peu, nous avions pu mesurer la puissance qu’apportaient les foils et nous étions passés en tête aux Bermudes. Je me souviens d’ailleurs qu’au passage des Bermudes, j’avais enchaîné trois quarts à la barre. Avec Eric, c’était la vieille école, avec des quarts de quatre heures : j’avais été de quart sur l’approche des Bermudes, et pendant tout le passage des îles, il avait dû répondre aux sollicitations des médiassur son quart, donc il m’avait demandé de garder la barre, et au bout de ce quart, il m’avait dit : « C’est ton nouveau quart qui débute » ! Mais bon, ça ne me faisait pas peur, j’avais 26 ans, même pas mal !

Racontez-nous l’arrivée à Lorient avec ces 5 minutes 42 secondes d’écart…

Eugène Riguidel : Quand on a vu Paul-Ricard au matin, on s’est dit qu’on avait une chance de le doubler avant la ligne. Arrivés à leur hauteur, ils ont essayé de lofer pour nous empêcher de passer, une manœuvre de course classique, mais à un moment, Gilles a crié « mât par le travers ! », ça voulait dire qu’on était passés et que l’autre ne pouvait plus continuer à lofer et devait faire route directe, on est passés comme une bombe, c’est un souvenir incroyable…

Marc Pajot : Lors du retour, on avait déchiré notre spi léger, on l’avait recousu à la main sur de grandes longueurs, mais il n’avait pas tenu, et on s’était retrouvés avec un petit spi lourd pour l’approche sur les côtes. On a alors vu arriver nos amis de VSD au fur et à mesure de l’après-midi sur notre arrière, ils ont fini par nous coiffer. Je me souviens qu’Eric m’avait laissé la barre en me disant : « Regarde ce qu’on peut faire de mieux », mais il savait que c’était perdu. A un moment, on a entendu un « mât par le travers ! » haut et fort de Gilles Gahinet, on a été contraints de les laisser passer et on finit par couper la ligne moins de 6 minutes derrière eux. Après 34 jours, ce n’était pas grand-chose, je me souviens qu’Eric était assez abattu parce que ça aurait été une belle démonstration de l’emporter pour la première course du bateau.

Vous souvenez-vous du retentissement médiatique et populaire qu’avait eu cette première ?

Marc Pajot : Curieusement, non, je ne garde pas trop d’images de l’arrivée, je me souviens jusque que la mère de mes enfants était enceinte de notre premier enfant, Julie, qui naîtra un mois plus tard ! Et je garde vraiment surtout des images de mer et des performancesde ce bateau qui était vraiment une machine, même si les manœuvres étaient parfois compliquées, au point d’ailleurs que je m’étais blessé à la jambe en début de course avec le tangon en aluminium, il avait fallu que je me recouse tout seul.

Eugène Riguidel : Cette course avait été un véritable phénomène médiatique, notamment parce que pour la première fois, il y avait des balises Argos qui permettaient d’avoir à terre les positions tous les jours. Le suspense avait été bien orchestré par les médias et cette arrivée au finish avait vraiment marqué les esprits, comme celle de Mike Birch sur la première Route du Rhum devant Michel Malinovsky moins d’un an plus tôt. Je me souviens qu’à l’arrivée, il y avait eu des dizaines de milliers de personnes sur la côte entre la Pointe du Talud et Lorient pour accueillir les bateaux. Il m’arrive d’ailleurs encore aujourd’hui de croiser des gens qui me disent qu’ils étaient à Lorient ce jour-là. Et après, avec Gilles, on aété invités partout, sur tous les plateaux de télé aux côtés d’autres sportifs, de peintres, de sculpteurs, de musiciens… On était rentrés tout àcoup dans le star system, ça valait le coup de faire une double traversée de l’Atlantique pour ça ! Cette course a vraiment été un tournant pour moi.